Le sentiment d’amour chez Annie Ernaux : Une esthétique de l’étouffement
- apollinepetitjean
- 4 mars 2024
- 3 min de lecture
“ Tout était manque sans fin, sauf le moment où nous étions ensemble à faire l'amour. Et encore, j'avais la hantise du moment qui suivrait, où il serait reparti. Je vivais le plaisir comme une future douleur.” Passion Simple.
Prix Nobel de littérature 2022, Annie Ernaux est sans doute l’une des figures féminines majeures de la littérature du 21e siècle. Son Oeuvre très controversée anime autour de sa légitimité, ou non à remporter un tel prix. Nombreux sont ceux qui jugent son Oeuvre comme prosaïque ou dénuée de poésie. La simplicité des phrases, le choix du vocabulaire surprend parfois, mais la psychologie de son oeuvre va bien au delà d’une “écriture blanche” ou d’un “degré 0 de littérarité” comme on a pu le lire pourtant lors de la polémique du Nobel.
L’amour occupe une place centrale dans les textes de l’auteure, à tel point qu’il finit presque par nous oppresser. C’est qu’Ernaux a une façon particulière de nous raconter ses aventures ou ses histoires d’amour. Chez elle, l’amour glisse petit à petit à l’obsession, jusqu’à l’étouffement.
L’attente, l’ennui de l’attente, l’attente qui dévore tout. Passion simple, publié en 1991, nous raconte l’histoire d’amour interdite entre l’auteure et un homme d’affaires marié, qu’elle surnomme A. Complètement folle de lui, elle en devient totalement dépendante, vit aux côtés de son téléphone toute la journée et espère l’entendre sonner. L’amour se transforme en un sentiment d’étouffement ressenti par le lecteur. D’autant plus qu’Annie Ernaux semble rentrer dans notre esprit par ses réflexions personnelles qui pourraient être les nôtres. C’est peut-être plus cette hésitation entre l’universel et le personnel qui nous oppresse. D’une certaine façon, ce roman nous met face à nous même, à nos propres sentiments et états d’âmes.
Lire Annie Ernaux, c’est rentrer dans une sphère qui ne devrait pas nous être destiné. Presque transgressif, le lecteur à le sentiment de lire quelque chose qui relève de l’intime tout en s’avérant être un sentiment partagé par tous. Cette attente, c’est aussi la nôtre.
C’est la même chose que dans la lecture de L’Occupation publié en 2002*,* autre roman à l’ambiguïté générique. Fiction ou autobiographie ? Dans cette occupation, la narratrice nous raconte la jalousie obsessionnelle qu’elle développe vis à vis de la nouvelle compagne de son ex compagnon : l’histoire est simple, mais n’en demeure pas moins brutale.
Une fois de plus, Annie Ernaux met en lumière un sentiment dont nous avons tous et toutes été victime : une jalousie honteuse, presque égoïste sinon irrationnelle. Dans toutes les femmes qu’elle rencontre, dans toutes les voix féminines qu’elle entend, l’héroïne s’imagine cette femme qu’elle envie. L’amour disparait pour se transformer en un sentiment malsain de jalousie qui envahit cette femme. Ici, l’imagination devient la pire ennemie de la femme seule. Pourtant c’est elle qui a quitté l’ancien amant : par ennui, dessein de liberté aussi. Mais cette autre femme qui pourrait être n’importe quelle femme qu’on croise dans la rue, au bureau, au supermarché envahit les pensées de la narratrice. Qui est elle ? Elle veut savoir : pire, elle le doit. Petit à petit, la jalousie dévore le quotidien et prend cet autre nom, celui de l’occupation. Les activités les plus simples et banales sont proies à la transfiguration d’une femme réelle en une femme imaginaire.
Annie Ernaux est très douée pour faire d’une expérience personnelle, unique, le reflet d’une introspection qui puise paradoxalement sa capacité à dire sur soi dans la perte d’identité et de repères. Rentrer dans l’intimité de l’auteure, c’est finalement s’interroger sur la nôtre. C’est chercher au fond de soi les réponses aux questions qu’elle pose, parce qu’elles pourraient être les nôtres. Finalement, si la lecture de Passion Simple et de L’Occupation peut nous donner l’impression d’étouffer, c’est pour mieux nous aider à respirer : parce qu’on évoque des sujets universels à travers des expériences si personnelles qu’ils nous libèrent. Et cela, une écriture blanche ne parviendrait pas à le faire.
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