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Le désamour amical : Nel et Sula

  • apollinepetitjean
  • 4 mars 2024
  • 5 min de lecture

Te voilà dans ton lit sans un sous ni un ami au monde après avoir fait toutes les saletés possibles dans cette ville, et tu crois que toujours les gens vont t’aimer ?”


Parce qu’on parle souvent de ruptures amoureuses en littérature, il me paraissait important de mettre en lumière une séparation qui peut faire plus de mal que la perte de la personne avec qui l’on partage notre vie : la rupture amicale.

Le désamour est par définition le fait de cesser d’aimer. Question intemporelle dont la réponse demeure encore aujourd’hui incertaine : peut-on réellement cesser d’aimer quelqu’un ? l’amour que l’on ressent ne se transforme-t-il pas en une autre forme de sentiments ou d’émotions ? ou se peut-il que l’on cesse, brusquement ou petit à petit d’éprouver de l’amour pour une personne qui a toujours fait partie de notre vie ? Ces interrogations constituent la toile de fond sur laquelle Toni Morrison construit la relation de Nel Wright et Sula Peace dans son roman éponyme Sula.

Dans une petite ville surnommée “Le Fond” réservée aux habitants noirs de l’Ohio, Nel fait la connaissance de Sula et les deux jeunes filles se suivent tout en se perdant tout au long de leur vie. Le coeur du roman, c’est le croisement des générations. Avant de rencontrer Nel, on découvre sa mère Hélène, et avant de rencontrer Sula, c’est avec Hannah et Eva, sa mère et sa grand mère que l’on fait connaissance.

Mais Nel et Sula sont un peu comme des âmes soeurs platoniques, dont la relation se dégradera et deviendra malsaine. Deux êtres faits pour se rencontrer et partager leurs vies. Pour s’aimer aussi. Se détester peut-être. Pourtant, si les deux petites filles grandissent ensemble, à l’origine tout les oppose.

Nel grandit avec sa mère dans une maison modeste dans laquelle règne le silence. Si personne ne se parle, personne ne peut se blesser. Le mot d’ordre chez les Wright, c’est la perfection. Hélène est obsédée par le regard des autres. Leurs petites vies sont déjà si rangées : Nel, c’est la gentillesse, la bienveillance. Mais c’est aussi l’effacement. Vivre pour les autres. Petite fille qui a pourtant plein de rêve et d’appétit de liberté, elle finit par incarner l’archétype de cette femme qui devient une mère, de cette épouse qui souffre d’adultère, de cette petite fille qui devient adulte. Elle passera sa vie à s’interroger sur ses racines, entre sa quête d’identité et l’effacement que cherche à provoquer sa mère en ne lui apprenant pas le créole, la langue de ses aïeuls.

Mais dans “Le Fond”, à quelques rues de la petite maison calme d’Hélène et Nel, vit l’intrépide Sula avec sa famille et d’autres habitants qui partagent son quotidien. Le mode de vie de Sula est chaotique. Et en grandissant, Sula apparait comme une femme noire qui cherche à vivre comme un homme blanc : vivre sans se soucier du regard des autres. Sula est scandaleuse, et à trop se concentrer sur sa liberté et ses envies, c’est à peine si elle est capable d’éprouver de l’amour pour quiconque.

Quiconque sauf Nel.

Toni Morrison parsème ses personnages de noirs secrets lourds à porter : la disparition de petit Poussin, la mort de Plume et celle d’Hannah. En se servant de la relation de ces deux petites filles, Toni Morrison interroge les frontières de la vision manichéenne que partagent tous les habitants de la ville du Fond et par métonymie, les valeurs et morales de ces vies du 20e siècle.

Quelles sont les limites de la bonté ? Sula et Nel prennent des chemins différents : Nel suivra les traces de ce que sa mère et la communauté des femmes noires des années 1920 attendent d’elle, en se mariant à Jude et en devenant mère. Son mariage devient le point centrale de sa vie, alors que Sula part à l’université et voyage dans le pays.

Si Sula représente le mal pour les habitants de cette ville, c’est qu’ils ne lui ont jamais donné la chance d’être quelqu’un d’autre. Parce qu’elle s’émancipe des croyances et attentes de toute une communauté, parce qu’elle vit comme si elle avait le libre arbitre de sa propre existence, elle deviendra la risée de tous les habitants dès son retour. Pourquoi ? Parce qu’elle représente tout ce qu’ils envient. C’est un personnage mystérieux qui suit les pas de sa grand mère Eva, autour de laquelle plane l’énigme de la perte de sa jambe. Ce qui est ambigüe avec Sula, c’est qu’on ne parvient presque pas à lui en vouloir. Elle aura une relation avec le mari de Nel, Jude, brisant les illusions de mariage parfait auxquelles Nel s’accrochait si tendrement. Mais pourtant, en étant “le signe du malheur” qui sera représenté par l’arrivée des rouges gorges au moment où Sula revient en ville, ce personnage nous permet de nous interroger sur l’apitoiement de ceux qui gravitent autour d’elle. N’est-on jamais responsable de ce qui nous arrive ? N’est ce pas plus simple de trouver des responsables à nos malheurs ? Car si Nel représente le bien, c’est parce qu’elle est au fond d’elle même soumise et cherche des responsables aux malheurs de sa vie, pour se faire martyr. Là où Sula s’apparente au mal, à une paria, une malédiction parce qu’elle décide de faire de sa vie, sa vie à elle.

Tout au long de leurs vies, Sula et Nel se perdront en croyant se retrouver. Si elles se complètent, c’est pour mieux se déchirer. Et si elles s’aiment, c’est pour mieux se le cacher. Si Sula n’est pas à proprement parlé le personnage principal de ce roman, elle est celle qui relie les personnages entre eux.

Si je me suis attachée à Nel pour le manque d’emprise qu’elle a sur sa vie, pour ce qu’elle donne aux autres, j’aime Sula pour son refus des codes, pour la modernité de ses choix. Pour le fait qu’être pleinement elle-même devait passer par l’abandon de ce qu’elle représentait aux yeux des autres.

Toni Morrison se sert de l’amitié féminine pour questionner les normes sociales, comme elle l’écrit dans ce très beau passage dans lequel Sula s’adresse à Nel à propos des femmes de couleur du pays : “Elles crèveront. Comme moi. La différence c’est qu’elles crèveront comme des souches. Moi, je vais m’abattre comme un grand séquoia, j’ai vraiment vécu sur cette terre. »

Le roman ne cesse de mettre en lumière les contradictions de Nel et de Sula : elles ont besoin de l’une et de l’autre et se complètent. Nel finit par se rendre compte que ça n’a jamais été Jude qui lui manquait mais bel et bien Sula, après avoir passé toute sa vie à lui en vouloir, à la jalouser. A son tour, Sula dédiera sa dernière pensée à Nel. Malgré le fait qu’elle ne lui ai jamais dit de son vivant, c’est à elle qu’elle pense sur son lit de mort, et elle finira sa vie en voulant la partager avec celle qui fut sa meilleure amie « Attends que je le raconte à Nel. » 

Roman d’amour et de désamour. Au final, c’est le destin qui gouverne les rêves. Car ni Sula ni Nel de par leurs choix ne sont des monstres, mais des jeunes femmes ayant un besoin terrible d’être aimées.

« C’était comme retrouver l’usage d’un oeil après s’être fait opérer de la cataracte. (…) Sula. Qui la faisait rire, lui faisait voir des vieilleries avec des yeux tout neufs, avec qui elle se sentait intelligente, douce, et un peu plus culottée. (…) Parler avec Sula, depuis toujours, c’était se parler à elle-même. (…) Quand elle était dans une pièce, les gens devenaient plus vivants, plus animés », Sula, vue par Nel.

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