Médée, la sorcière derrière le monstre
- apollinepetitjean
- 21 avr. 2024
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 22 avr. 2024
« Médée :
Et si les femmes ne sont les destinées au bien, pour le mal, ce sont des expertes. » - Euripide, Médée.
Dans la version originale du mythe, ainsi que la version d’Euripide la nature de Médée ne fait aucun doute. C’est une femme présentée comme un personnage monstrueux : d’abord traitresse, elle tuera ses propres enfants par vengeance. Mais dès lors que Christa Wolf s’empare de la créature mythologique, les rôles s’inversent…
Dans ce deuxième article sur ma série femmes et sorcières, je tiens à vous présenter l’une de mes dernières lectures, et pas des moindres. Médée. Voix , écrit par Christa Wolf et publié en 2001.
Le mythe de Médée est connu de tous : fille du Roi de Colchide, elle tombe amoureuse de Jason et l’aide à mener sa quête auprès des Argonautes qui volent la Toison d’Or au père de Médée, avant de tuer son frère Absytros, de découper sa dépouille et de la semer tout au long de la mer Égée. Elle empoisonne et tue Créuse (fille de Créon, Roi de Corinthe) et finira par tuer ses deux enfants.
Vous l’aurez bien compris : dans la mythologie grecque et la tragédie Euripidienne, la vie de Médée est constituée d’une série de meurtres.
Mais Médée était-elle réellement ce personnage monstrueux qu’on a fait d’elle ? Pas selon Christa Wolf, autrice allemande que j’ai découvert après la lecture de ce roman. Avec elle, c’est une toute autre histoire que l’on découvre, et une toute autre Médée… bien plus fascinante.
Cette réécriture est d’autant plus intéressante qu’elle s’ancre dans de toutes nouvelles thématiques d’écriture. On commençait seulement, depuis le fin du XXe siècle à parler de féminisme, et à en étudier les manifestations.
Si de nos jours, une telle plume nous semble tout à fait légitime, puisque l’on voit de plus en plus de femmes dépeindre des figures d’héroïnes fortes, dans le contexte d’écriture de Médée. Voix, cela n’était pas du tout la norme.
Le roman de Wolf est un roman polyphonique, c’est à dire que les voix et histoires de différents personnages s’alternent tout au long du roman, sans qu’un narrateur extérieur ne nous livre d’informations ou de détails supplémentaires. C’est une pratique littéraire qui me fascine tout particulièrement puisqu’elle permet - selon moi - de fluidifier la narration.
Bien que j’ai adoré la tragédie d’Euripide, l’oeuvre de Christa Wolf a dépassé mes attentes. À travers ce roman, le lecteur découvre une Médée victime de la société patriarcale de Corinthe, et des stratégies de ceux qui veulent sa perte.
Le roman s’ouvre sur le monologue intérieur de Médée souffrante, après avoir été enfermée et contrainte à l’isolement. Elle s’adresse à sa mère et nous livre quelques clés pour la suite du roman : le secret sur lequel repose la cité de Corinthe, celui d’un crime. Et pas celui de n’importe qui… Médée découvre les ossements d’Iphinoé, première fille de Créon et de la reine Mérope qui a mystérieusement sombré dans la folie…
Dans cette version, Médée ne ressemble en rien à la furie qui a si souvent été dépeinte. C’est au contraire un personnage complexe, indépendant, intègre et doté d’une profonde empathie.
Médée, c’est celle qui se met constamment à la place des autres, et qui essaie de faire au mieux en toutes circonstances.
Mais issue de Colchide, Médée a été éduqué dans une société matriarcale dans laquelle les femmes jouent un rôle majeure dans la société, une vision très différente de celle à laquelle elle est contrainte en Corinthe. Ici, les femmes sont réduites au silence, ne peuvent prendre la parole avant les hommes et n’ont pas leur mot à dire sur le fonctionnement social ou politique de la cité.
Mais Médée n’est pas n’importe quelle femme, et c’est pour cela que j’ai souhaité intégrer l’interprétation de Christa Wolf dans la série sur les sorcières.
En effet, Médée est une sorcière… mais pour deux raisons :
Tout d’abord, Médée est une guérisseuse, elle connait les plantes et leurs vertus. Elle soigne, elle prend soin des autres : elle aidera Glaucée à vaincre la maladie, et de la même manière elle apportera secours à Turon, qui souhaite pourtant sa perte.
Pourtant, Médée est vue par tous comme une dangereuse sorcière porteuse de malédictions.
Pire, elle devient responsable de tous les maux de la cité de Corinthe. Peste, tremblements de terre, tout est de sa faute.
Dans cette réécriture, Médée parce qu’elle représente une figure de femme forte, éclairée, devient bouc émissaire comme le fut sa tante Circée avant elle. Ainsi, Médée par sa féminité proscrite, par son tempérament et sa force de caractère est décrite comme une sorcière… auprès des hommes. Les rumeurs le disent : elle est dangereuse, vengeresse, cruelle.
Elle connait les savoirs et cultures traditionnelles, et en cela, c’est une sorcière. Finalement, Médée raconte l’histoire de son conflit contre les hommes : Créon et Aiétès sont de vils personnages, près à tuer leurs propres enfants pour accéder au pouvoir, Jason est un lâche, Leukos un calculateur qui se détruira lui-même et Akamas reflète la méchanceté et la cruauté. Ainsi, dans cette cité qui empeste la misogynie, les communautés que les femmes créent entre elles les sauvent. par solidarité. En quelques sortes, Médée devient (à une exception près) un exemple de sororité. Ce sont les figures du matriarcat qui sont porteuses d’espoir dans le roman comme le montrent les souvenirs de Colchide ou encore les personnages d’Aréthuse, d’Aria et surtout de Lyssa..
Médée se nourrit ainsi de l’imaginaire de la sorcière (pour cela, je vous invite à lire mon article sur le sujet « Toutes les femmes sont des sorcières »).
Pour Wolf, le processus violent qui amène la patriarcat à s’imposer dans nos sociétés se reflète dans les mythes. Ainsi, on comprend mieux le décalage entre son oeuvre et celle d’Euripide. Finalement, quand une femme s’empare de l’Histoire, les grandes oubliées parviennent à se frayer un chemin dans celui de la légitimité.
Au delà de l’histoire, la plume de Wolf est magique. Simple mais brutale, il y a quelque chose dans cette écriture qui nous tient en haleine tout au long de l’oeuvre. Pour toutes ces raisons, je vous conseille la lecture de Médée, Voix qu’il est trop difficile de résumer en quelques phrases.
Pour toutes les Médées, ces femmes sorcières qui en savent trop, qui en disent trop.
Pour toutes les femmes qui sont passées pour des monstres parce que les hommes se sont emparés de leurs histoires.
Merci Christa Wolf.
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