Ásta, - ou la subtilité d’ajuster parfaitement les mots entre eux pour nous sauver de la fin du monde.
- apollinepetitjean
- 6 mars 2024
- 4 min de lecture
« Ce roman lyrique et charnel raconte l’urgence autant que la difficulté d’aimer, malgré notre quête inlassable du bonheur », quatrième page de couverture, édition Folio.
"Mon cher frère, rends-toi compte, notre enfance et notre jeunesse à Reykjavík, la vie dans la rue, les rires dans l'appartement d’à côté, les entants qui jouaient sur le trottoir, le chat qui ronronne agréablement sur les genoux d'une vieille femme, la lessive qui flotte au vent, étendue sur une corde à linge dans une arrière- cour rue Vesturgata, toutes ces choses qui existaient et qui emplissaient le monde, tout ce qui constituait le monde, a aujourd'hui entièrement disparu. Tout ça est effacé. Tous ces bruits se sont tus. C’est comme si aucun chat n'avait jamais ronronné, comme si les enfants n'avaient jamais poussé des cris de joie, comme si personne n'avait ri dans l'appartement d'a côté, tout est effacé. À part quelques vieilles photos en noir et blanc, des lettres qui jaunissent puis se perdent, des souvenirs qui pâlissent puis finissent par mourir. Mon cher frère, d’ici trente, quarante ans, et crois-moi, ces années passeront plus vite qu'on n'oserait le croire, ce sera comme si ni toi ni moi n'avions jamais existé, malgré tout le bagage que nous portons en nous. Nous mourons et tout meurt avec nous. Nos meubles sont dispersés, ils trouvent une nouvelle fonction ailleurs, ils ne gardent aucune trace de notre passage, une nouvelle génération grandit à l'endroit où nous vivions et elle ne soupçonne même pas que nous avons existé. Le temps efface tout. C’est une loi implacable. Il t'effacera aussi. Les soixante, soixante-dix, quatre-vingts années passées sur terre seront effacées, dissipées comme un malentendu. Avons-nous un autre but dans la vie que celui de naître, de tousser deux ou trois fois, puis de mourir? Quant à la vie elle-même, elle qui nous semble si vaste et puissante qu'elle soutient le ciel, n'est-elle pas en tin de compte qu'une souris qui traverse la cuisine un jour au mois d'octobre avant de disparaître à jamais ? C'est une pensée revigorante, tu ne trouves pas, s'enquiert le poète. Qui pose sur la table une bouteille de vodka d'un geste résolu.
Sigvaldi sourit, allongé sur le trottoir.
Une bouteille qu'ils ont vidée."
Si la prose poétique pouvait s’illustrer, ce serait à travers les romans de Jón Kalman Stefánsson qu’elle le ferait fidèlement. Ásta est un chef d’oeuvre de littérature contemporaine islandaise, et mérite d’être la première revue « d’un livre, un extrait ».
À première vue, la lecture peut paraître fastidieuse : avec Ásta, les histoires et les vies se mêlent et s’entremêlent. La chronologie est un véritable casse-tête et la relation entre les personnages semble abstraite.
À la fin de ma première lecture, j’ai noté ces trois mots sur mon carnet : Poétique. Livre farfelu. Grande critique que je suis... mais il me semble qu'aujourd'hui, j'écrirais la même chose.
Le passage choisi s’inscrit dans le chapitre ”Je m’ajuste à la montagne” ; étendu sur un trottoir Sigvaldi se remémore les moments de sa vie et nous les partage. C’est l’une des réflexions de son frère le poète qui nous ai présenté ici.
La plume descriptive et lyrique de Jón Kalman Stefánsson nous dépayse. À travers ce roman, le lecteur est plongé dans des lieux qu’il n’a pas l’habitude de fréquenter en littérature : le Reykjavík du début des années 50. L’auteur parvient d’une manière particulière à mêler tension narrative, intrigues, poésie et description. Cette écriture nous livre des réflexions sur l’anonymat, l’abîme et la mort.
Lire Ásta, c’est débarquer au fin fond de la ferme des Fjord de l’Ouest dans laquelle la jeune héroïne est envoyée à ses 15 ans. C’est faire la rencontre de Josef, et l’écouter nous raconter ses drôles d’histoires toute la nuit. C’est voyager aux côtés de la jeune femme qu’elle devient lorsqu’elle poursuit ses études à Viennes.
Lire Ásta, c’est aussi tenter de déchiffrer les lettres qu’elle écrit à un amant mystérieux, qui l’a quitte après trois décennies de vie commune.
Pour ma part, ce que j’aime tout particulièrement dans un roman c’est lorsque la narration est multiple : j’aime entendre les différentes voix des personnages que nous côtoyons. C’est donc pour cela que j’aime Jón Kalman Stefánsson : ainsi, lire Ásta, c’est finalement lire l’histoire de ses parents Helga et Sigvaldi, et de tous les personnages qui prennent part au récit. C’est un roman choral qui fonctionne comme mise en abime, parce que l’écrivain de l’histoire d’Ásta nous raconte aussi la sienne. Mais pour le comprendre il faut démêler ce véritable puzzle, parce que tout cela arrive dans le désordre.
Ce passage, que je trouve merveilleux interroge le caractère éphémère de nos relations et de la vie : nous ne sommes que de passage. Rien ne restera si ce n’est une photo ou deux. Aucune trace. En ce sens, il m’a paru judicieux de le présenter, parce qu’il met en lumière l’identité narrative de Jón Kalman Stefánsson.
Pour moi, c’est comme si le frère poète nous encourageait subtilement, en évoquant l’absurdité de la vie, à vivre. Mais à vivre vraiment. Arrêter de s’embêter avec les commodités, les contraintes, la peur de bien ou de mal faire. Le regard des autres aussi. Parce que rien ne restera, si ce n’est une photo ou deux.
Mais il ne s’agit pas avec Ásta de promettre quelques aphorismes et métaphores philosophiques en vain : toutes les réflexions des personnages suivent un fil conducteur très précis qui s’articule autour du récit de la vie d’Ásta et de ses proches. C’est un livre sur la vie et sur la musique, sur la littérature islandaise et sur l’amour. Mais il aborde aussi des thèmes comme le destin, la fatalité, la maladie mentale, le deuil et même la mort.
En toute honnêteté, je suis partie avec beaucoup d’aprioris quant la lecture d’Ásta. Je n’avais pas particulièrement envie de le lire. Il me paraissait compliqué, trop prosaïque, peut-être même un peu ennuyant… Mais sur les conseils de l’une de ses plus ferventes admiratrices, j’ai décidé d’écouter ma maman. Au bout de quelques pages seulement, j’ai su qu’il allait devenir l’un de mes romans favoris, non loin de me douter qu’il finirait par le devenir. Ma mère avait raison.
Peut être que lire Ásta, c’est un véritable défi. Mais je le conseille à quiconque aime la littérature, parce que ce livre nous réapprend à aimer les mots.
Un de ses plus beaux romans, sinon le plus beau, à lire et à offrir …